De l’Opéra Comique aux Bouffes Parisiens
Observateur et entreprenant, le jeune Offenbach développe une fine analyse des coordonnées musicales de son temps : La musique doit-elle être grave ? Peut-elle être gaie et spirituelle ? De quoi a besoin le public ? Comment faire débuter les jeunes compositeurs ? Quel est l’esprit de l’opéra-comique ? Pourquoi l’Opéra Comique s’en éloigne-t-il depuis la Révolution.
Jacques Offenbach en 1850, avec son violoncelle. Portrait par Alexandre Laemelin © BnF
Dès 1835, feuilles de présence et almanachs des spectacles citent Offenbach parmi les violoncellistes de l’orchestre de l’Opéra Comique. Il semble qu’il joue comme remplaçant occasionnel jusqu’en 1838. Deuxième institution musicale de la capitale, l’Opéra Comique voisine sur la liste des salles officielles avec l’Opéra, la Comédie Française et le Théâtre Italien. Il réside alors, à l’étroit, dans le Théâtre des Nouveautés, place de la Bourse. Dirigé par François-Louis Crosnier de 1834 à 1845, il connaît une période de stabilité.
L’orchestre de 61 musiciens est mené par Henri Valentino, un chef reconnu et exigeant. Au cours des saisons auxquelles il participe, Offenbach interprète les succès du répertoire signés Boieldieu, Auber, Hérold, Adam et Halévy. Il peut avoir participé, parmi la dizaine de créations annuelles, à celle du Postillon de Longjumeau d’Adam en 1836, et à celle d’une Grande Duchesse de Carafa en 1835, annonciatrice de son opéra-bouffe de 1867.
Hector Berlioz dénonce alors la décadence de ce qui, à la fin du XVIIIe siècle, était encore « le genre national ». D’après lui, l’Opéra Comique propose désormais des « produits industriels confectionnés à Paris d’après des procédés inventés ailleurs » et combine en un « genre bâtard » la vulgarité du vaudeville aux gros effets de l’opéra. Pourtant, le répertoire d’opéra-comique est très diffusé à l’étranger. Wagner, jeune chef d’orchestre allemand, en dirige régulièrement : il en apprécie « l’astuce et l’insolence », La Dame blanche de Boieldieu étant pour lui « le modèle de ce que peut produire l’esprit français ».
À l’Opéra Comique travaillent, outre les compositeurs déjà cités, des personnalités comme le librettiste Eugène Scribe, le régisseur et metteur en scène Solomé, le ténor Chollet, les sopranos Casimir, Prévost et Boulanger. De son expérience dans la fosse, Offenbach tire un enseignement en matière de dramaturgie musicale. C’est en outre là qu’il se lie avec le fameux compositeur Fromental Halévy, de vingt ans son aîné et qui a remporté le Prix de Rome l’année de naissance d’Offenbach. En 1835, Halévy crée à la fois L’Éclair à l’Opéra Comique et La Juive à l’Opéra. Halévy invite Offenbach à l’Opéra, l’encourage chaleureusement, et va lui présenter son neveu Ludovic, futur librettiste de génie.
Le jeune musicien rêve de composer. Il étudie la place accordée à la musique dans les théâtres parisiens, ainsi que la stricte attribution des genres aux salles. Comme Berlioz, Adolphe Adam déplore alors la pénurie de débouchés pour les compositeurs : « Un jeune homme lassé de frapper pendant des années à la porte de notre unique Opéra Comique (l’Opéra est et doit être réservé aux sommités) trouve qu’il est inutile de continuer plus longtemps à mourir de faim, et se met donc à donner des leçons, à courir le cachet, […] il s’enfouira dans un orchestre, il aidera à l’exécution des chefs-d’œuvre des autres. »
Pour échapper à ce destin, Offenbach se lance à la conquête des concerts-bals. À partir de 1836, Jullien et Musard, leurs meilleurs animateurs, dirigent des valses signées « Offenbach, élève de M. Halévy et artiste à l’Opéra Comique ». Entre 1847 et 1854, Offenbach devient un virtuose réputé. Puis il est engagé comme chef d’orchestre par la Comédie Française – dont les spectacles sont alors ponctuellement accompagnés de musiques de scène.
Offenbach compose par ailleurs à l’époque six petits ouvrages en un acte, dont quatre portent l’appellation « opéra-comique ». La création du premier rencontre un bon accueil à la salle Moreau-Sainti – du nom du chanteur qui dirige la classe d’opéra-comique au Conservatoire. Les autres voient le jour dans la salle Herz, parfois avec le concours de chanteurs de l’Opéra Comique. Le ténor Roger va ainsi populariser dans les salons et les concerts la Chanson de Fortunio, écrite pour la pièce de Musset à la Comédie Française.
Le jeune musicien rêve de composer. Il étudie la place accordée à la musique dans les théâtres parisiens, ainsi que la stricte attribution des genres aux salles. Comme Berlioz, Adolphe Adam déplore alors la pénurie de débouchés pour les compositeurs : « Un jeune homme lassé de frapper pendant des années à la porte de notre unique Opéra Comique (l’Opéra est et doit être réservé aux sommités) trouve qu’il est inutile de continuer plus longtemps à mourir de faim, et se met donc à donner des leçons, à courir le cachet, […] il s’enfouira dans un orchestre, il aidera à l’exécution des chefs-d’œuvre des autres. »
Pour échapper à ce destin, Offenbach se lance à la conquête des concerts-bals. À partir de 1836, Jullien et Musard, leurs meilleurs animateurs, dirigent des valses signées « Offenbach, élève de M.Halévy et artiste à l’Opéra Comique ». Entre 1847 et 1854, Offenbach devient un virtuose réputé. Puis il est engagé comme chef d’orchestre par la Comédie Française – dont les spectacles sont alors ponctuellement accompagnés de musiques de scène.
Offenbach compose par ailleurs à l’époque six petits ouvrages en un acte, dont quatre portent l’appellation « opéra-comique ». La création du premier rencontre un bon accueil à la salle Moreau-Sainti – du nom du chanteur qui dirige la classe d’opéra-comique au Conservatoire. Les autres voient le jour dans la salle Herz, parfois avec le concours de chanteurs de l’Opéra Comique. Le ténor Roger va ainsi populariser dans les salons et les concerts la Chanson de Fortunio, écrite pour la pièce de Musset à la Comédie Française.
Les efforts d’Offenbach sont reconnus dans la presse. Mais dans la deuxième Salle Favart, Offenbach ne parvient à se produire que lors de soirées à bénéfice. Il y dirige par exemple sa parodie de Félicien David, Citrouillard au Désert, en 1846. Le livret en un acte de L’Alcôve, reçu par le nouveau directeur Basset, est composé, mais jamais monté. De son côté, Adam parvient à ouvrir une nouvelle structure, l’Opéra-National, et lui confie un livret en 1847. Mais la Révolution de 1848 ruine cette entreprise.
Le projet même des Bouffes Parisiens, qu’Offenbach ouvre en juillet 1855, vise à ranimer l’opéra-comique du XVIIIe siècle, où se conjuguent le goût français et une grâce musicale héritée de Pergolèse et de Cimarosa : « Je me dis que l’opéra-comique n’était plus à l’Opéra Comique, que la musique véritablement bouffe, gaie et spirituelle, la musique qui vit, enfin, s’oubliait peu à peu. Les compositeurs travaillant pour l’Opéra Comique faisaient de petits grands opéras. Je vis qu’il y avait quelque chose à faire pour les jeunes musiciens qui, comme moi, se morfondaient à la porte du Théâtre Lyrique. ». Souhaitant « ressusciter le genre primitif et vrai » en creusant « ce filon inépuisable de vieille gaîté française », et n’affichant « d’autre ambition que de faire court » en ayant « des idées et de la mélodie argent comptant », Offenbach lance aussi en 1856 un concours d’opérette, sur l’unique livret du Docteur Miracle écrit par Ludovic Halévy. Il fait ainsi débuter les jeunes Georges Bizet et Charles Lecocq qui sont tous deux lauréats ex-aequo du 1er prix. D’abord installés sur les Champs-Élysées, les Bouffes Parisiens investissent dès l’hiver 1855 une salle toute proche de l’Opéra Comique, dans le Passage Choiseul. Cette proximité va générer une sorte de rivalité entre les deux salles, d’autant qu’Offenbach n’a de cesse d’élargir son spectacle, d’abord limité à un acte et trois personnages.
Succès populaires et écueils institutionnels
Plusieurs échecs à l’Opéra Comique éloignent Offenbach de l’institution, mais pas du genre. Il signe de nombreux « opéras-comiques », en particulier en 1878 Madame Favart, grand hommage à l’interprète vedette de la troupe sous l’Ancien Régime. C’est dans d’autres salles que ces titres sont créés, avec succès.
Entre 1848 et 1857, Émile Perrin a fait de l’Opéra Comique une scène prospère et brillante, réputée pour le faste de ses mises en scène et capable d’affronter la double concurrence des Bouffes-Parisiens et du Théâtre Lyrique, qui a ouvert à l’automne 1851 pour développer l’opéra « de demi-caractère ». Édifiée par Louis Charpentier sur l’emplacement de la première, la deuxième Salle Favart, d’une capacité de 1500 places environ, accueille la belle société dans des loges pourvues de salons, comme à l’Opéra. Elle est refaite en 1853 dans des tons blanc et or, avec des sièges et des tentures de velours rouge.
Offenbach y donne quatre ouvrages de son vivant, avec des fortunes diverses.
Les trois actes de Barkouf paraissent un an après la naturalisation du compositeur, le 24 décembre 1860. Malgré la contribution de Scribe au livret (d’abord confié au compositeur Clapisson), malgré les remaniements et l’autorisation de la censure, public, presse et interprètes eux-mêmes rejettent l’esprit de dérision qui émane de la musique d’Offenbach. On le considère d’ailleurs comme trop prolifique pour être honnête… Dans la Revue des deux mondes, Scudo évoque une « chiennerie en trois actes, spectacle dégradant et honteux », tandis que Perrin même le désavoue : « mise en pleine lumière, sur le théâtre de Grétry, Méhul, Hérold et Boieldieu, la muse de M. Offenbach fait piteuse figure » ! L’œuvre chute après 7 représentations.
Par la suite, pourtant, Offenbach compose six opéras-comiques parmi ses nouveaux ouvrages : La Chanson de Fortunio, Monsieur et Madame Denis, Il Signor Fagotto, Le Soldat magicien, Coscoletto ou le Lazzarone et Les Bergers. Ils sont créés aux Bouffes-Parisiens, ou à Ems pendant la saison estivale.
Sept ans après Barkouf, Offenbach a acquis une célébrité incontestable avec La Belle Hélène, La Grande-Duchesse de Gérosltein et La Vie parisienne. Sous la direction d’Adolphe Leuven et d’Eugène Ritt, l’Opéra Comique accueille la création, le 23 novembre 1867, de Robinson Crusoé, d’après Defoe. De nombreuses coupures dans les trois actes, conçus par les librettistes Cormon et Crémieux, assurent 32 représentations à l’œuvre : le résultat est honorable en cette année où débute le jeune Massenet, future gloire du lieu, avec La Grand’tante.
Puis, juste après la création de La Périchole aux Variétés, Offenbach donne le 10 mars 1869 son troisième ouvrage à l’Opéra Comique : Vert-Vert, sur un livret en trois actes de Meilhac, a été « expurgé à l’usage des jeunes abonnées », assure-t-on dans la presse. L’ouvrage remporte un vif succès, d’autant que le ténor Victor Capoul, dit « le beau Capoul », y interprète son premier grand rôle. 54 représentations sont données dans l’année.
Après le succès des Brigands aux Variétés, la guerre de 1870 raidit les Français à l’égard de tout ce qui vient d’Allemagne. Installé dans la capitale depuis l’adolescence, Offenbach va souffrir de ce tournant historique.
En 1871, Offenbach revient à l’Opéra Comique, cette fois dirigé par Adolphe de Leuven et Camille Du Locle, pour la création de Fantasio. Il pense cette fois enthousiasmer la salle Favart avec cet ouvrage de tonalité romantique : il s’agit en effet du Fantasio d’Alfred Musset. Le poète étant décédé en 1857, la pièce a été adaptée en livret par son frère Paul, assisté par des complices de qualité : Charles Nuitter, Camille Du Locle et peut-être Alexandre Dumas fils. Au même moment, Bizet, de vingt-neuf ans plus jeune que son ancien mentor, compose Djamileh d’après Namouna : Musset est décidément dans l’air du temps.
Hélas, l’œuvre échoue dès sa création, le 18 janvier 1872, trois jours après le triomphe, qui lui porte ombrage, du Roi Carotte à la Gaîté. Malgré le talent dans le rôle-titre de Célestine Galli-Marié – créatrice de Mignon et bientôt de Carmen –, Fantasio ne dépasse pas la 10e représentation. Un an et demi après la défaite de Sedan, alors que la Salle Favart s’apprête à monter comme premier Mozart de son répertoire Les Noces de Figaro d’après Beaumarchais, on accuse « cet infernal Offenbach » (dixit Bizet), un Allemand, d’envahir un bastion de la culture française.
Après cet échec, Offenbach renonce à l’institution. Mais pas au genre. Il signe plusieurs autres « opéras-comiques », en particulier en 1878 Madame Favart, en hommage à la grande interprète de la troupe sous l’Ancien Régime. C’est dans d’autres salles que ces titres sont créés, avec succès.
Sous la direction de l’avisé Léon Carvalho, le triomphe posthume des Contes d’Hoffmann, le 10 février 1881, sur un livret de Barbier et Carré, joue donc comme une véritable reconnaissance de l’institution à l’égard d’Offenbach, qui travaillait à cet ouvrage depuis 1873.
Disparu quatre mois plus tôt, Offenbach n’effraye plus. Quoiqu’amputée de l’acte de Venise, dont la Barcarolle est replacée dans l’acte d’Antonia, l’œuvre atteint sa 100e l’année de sa création, puis sa 800e après la reprise de 1911, en trois actes cette fois. Fleuron du répertoire de l’Opéra Comique, elle est aujourd’hui le deuxième ouvrage lyrique français le plus joué au monde, après Carmen.
Sa création sera suivie, tout au long du XXe siècle, par l’entrée au répertoire de la Salle Favart de nombreux titres majeurs créés ailleurs : en 1901 Le Violoneux, en 1919 Le Mariage aux lanternes, en 1924 Les Bavards, en 1931 Les Brigands, en 1940 Mesdames de la Halle, en 1970 Orphée aux enfers, en 2000 La Périchole, en 2002 La Vie parisienne, en 2006 Les Bavards, en 2009 La Chanson de Fortunio, en 2017 Fantasio, en 2019 Madame Favart…
Même si de nombreux autres ouvrages restent encore à inscrire dans le répertoire de la Salle Favart, Offenbach est finalement parvenu à devenir un artiste emblématique de l’Opéra Comique, un théâtre qu’il avait mieux compris que bon nombre de ses contemporains…
Opéra-comique, opéra bouffe, opérette ?
Les termes « opérette », « opéra-bouffe » ou encore « opéra-comique » semblent parfois recouvrir des réalités similaires. Offenbach a pratiqué tous ces genres, et a joué de leurs frontières tout au long de sa carrière.
Un décret napoléonien de 1806 fixe le genre de l’opéra-comique et le réserve au Théâtre du même nom. La création de pièces alternant parlé et chanté dans une égale proportion, avec de nombreux personnages et un chœur, est désormais soumise à de strictes conditions, car attribuée à l’Opéra Comique.
Les théâtres secondaires ont en revanche la possibilité de jouer des vaudevilles (comédies émaillées de chansons) et des opérettes – genre limité à un acte, et sans chœur. C’est à l’opérette, genre illustré d’abord par Hervé, que notre compositeur se consacre, notamment avec la compagnie qu’il fonde en 1855, les Bouffes Parisiens, installée passage Choiseul. Offenbach y donne des pantomimes (cinq personnages maximum), des intrigues en un acte, limitées à quatre acteurs, ponctuées de chansonnettes et de danse (cinq danseurs au maximum).
Mais Offenbach veut donner plus d’envergure à ses spectacles, tout en contournant les décrets de 1806 et 1807. En 1858, il obtient, grâce à l’appui du duc de Morny, l’autorisation de développer ce qu’il appelle « l’opéra-bouffe » : l’esprit de l’opérette dans les proportions de l’opéra-comique. Il peut désormais utiliser un chœur et davantage de personnages chantés au cours de plusieurs actes – c’est la création de Mesdames de la Halle, puis d’Orphée aux Enfers.
L’opérette et l’opéra-bouffe se distinguent de l’opéra-comique par leur tonalité satirique – alors que l’opéra-comique désigne, dans la continuité de l’héritage du xviiie siècle, un spectacle relevant de la comédie (à opposer à l’héroïsme de la tragédie) alternant le parlé et le chanté. Un opéra-comique peut être sérieux, et les opéras-comiques du xixe siècle tendent à la gravité et au drame.
Le décret de 1864 sur la liberté des théâtres abolit toutes ces contraintes. Offenbach est dès lors libre de donner la forme et les proportions qu’il souhaite à ses créations, opéras-bouffes (La Belle Hélène) comme opéras-comiques (Fantasio).